L’agriculteur doit-il livrer à domicile ?
Crise sanitaire et couvre-feu ont modifié la consommation et introduit un nouvel acteur : le livreur. Ce phénomène urbain, peu visible par l’agriculteur, induit une autre répartition des marges. Comment réagir face à ce nouvel intermédiaire ?
À l’heure du repas, l’habitant des campagnes ouvre placard, réfrigérateur ou congélateur afin de cuisiner ou réchauffer quelque chose. Il ne lui viendrait pas à l’idée, dès que l’appétit le prend, d’ouvrir son smartphone pour commander un «poké bowl livré en 30 minutes». Il ignore le rodéo des scooters pétaradant tard dans la nuit, des cyclistes sillonnant désormais jusqu’aux villes moyennes.
On connaissait les livreurs de pizza à mobylette ; les attentats de 2015 ont incité les urbains à commander de leur canapé. Des poids lourds de la distribution tels UberEats et Deliveroo (dont Amazon est actionnaire) ainsi que d’autres startups (Frichti, JustEat…) ont investi massivement dans la filière numérique avec une offre diversifiée, séduisante et facile à commander, des plats préparés dans des restaurants ou des cuisines avec juste un comptoir (black kitchens), acheminés au moindre coût par des livreurs guidés et contrôlés au smartphone.
Livraison obligatoire
Le couvre-feu imposé à 18 heures puis 19 heures a offert une fabuleuse opportunité aux livraisons à domicile, doublée d’une invraisemblable exclusivité donnée à la filière numérique : déjà pénalisés par l’interdiction du service en salle, les restaurants, professionnels historiques de la restauration, furent contraints de fermer dès l’heure du couvre-feu, sans même pouvoir proposer à leurs clients des repas à emporter. Ainsi, tout citadin souhaitant dîner, qui n’avait pas l’envie ou la possibilité de cuisiner, ni anticipé son sandwich, devait obligatoirement payer une livraison à domicile sur écran. Les critiques sont pourtant nombreuses : black kitchens peu contrôlées, main-d’œuvre souvent clandestine, sans-papiers et sous-payée, qui se nourrit aux Restaurants du cœur ou dévore la commande : selon une enquête d’US Food, 28 % des livreurs auraient cédé à la tentation. Les scooters polluants et bruyants, les vélos pressés sont dangereux pour eux-mêmes et pour les passants. Le recours aux vélos municipaux subventionnés contraint le contribuable à financer les profits d’Uber, Deliveroo et autres. Multiplier les intermédiaires ajoute des risques sanitaires. Le repas terminé, les emballages et suremballages individuels, les petits sachets pour les sauces restent à éliminer - autre coût laissé au service public. La pollution des scooters et du plastique est regrettable, à l’heure où les villes réglementent leur accès aux véhicules et affichent une bonne conscience écologique. Autoriser la vente à emporter dans les restaurants après l’heure du couvre-feu eût réduit cette pollution et restitué leur rôle aux restaurateurs, tout en répondant au besoin le plus essentiel de se nourrir.
Le secteur numérique vient de bénéficier d’un nouveau privilège : pour limiter l’artificialisation des sols, la loi climat interdit la construction de bâtiments d’une surface supérieure à 10.000 m². Sauf ceux du e-commerce, Amazon et autres.
La place de l’agriculteur
Fournisseur irremplaçable de la chaîne alimentaire, l’agriculteur risque-t-il d’être éclipsé par ces nouveaux intermédiaires ? Le marketing américain de l’appli et la logistique de livraison, le smartphone chinois, l’essence du scooter rognent la part agricole dans la facture payée par le client final. Difficile de visualiser l’agriculteur à travers les plats tendances proposés - gua bao, summer protein bowl et autres «menus de match» ou «pack apéro». L’étude Pixpay sur les habitudes des adolescents révèle que la «food» constitue le budget le plus important des adultes de demain, qu’ils préfèrent Uber Eats à Deliveroo pour les livraisons, et O’Tacos à Burger King pour leur pause repas. Des marques, plus que des aliments. «Pourtant, la crise sanitaire incite une partie des consommateurs à vouloir mieux comprendre l’activité agricole, à se recentrer sur la production fraîche et locale. Les urbains se posent les bonnes questions et le ministère a mis en ligne fraisetlocal.fr», observe Paolin Pascaud. Il a fondé la plateforme d’achat agriconomie.com «afin de faire économiser de l’argent et du temps aux agriculteurs, que nous estimons à plus d’une centaine d’heures par an, car nous livrons tout à la ferme. Le temps est en effet précieux pour ces professionnels qui travaillent davantage que les médecins».
Vente directe
Certains agriculteurs se lancent dans la vente directe, une Amap ou la Ruche qui dit oui, installent un distributeur automatique, se réunissent pour ouvrir un magasin, expérimentent le «click and collect» créent un «drive des campagnes» comme Hervé et Sabine Maury, dans le Tarn-et-Garonne. Un investissement en temps et en argent. Certains, tels les champagnes Telmont, lancent leur e-commerce avec livraison à domicile dès la rentrée de septembre, mais leurs bouteilles sont déjà prêtes pour le consommateur et se conservent aisément. Pour Paolin Pascaud, cuisiner et livrer au porte-à-porte n’est pas le métier des agriculteurs, qui doivent se concentrer sur leur production et laisser la logistique aux spécialistes. Même conseil chez Promus.fr, qui distribue des produits agricoles sourcés aux cuisines des restaurants et cantines. «Il faut un agrégateur, un seul interlocuteur, ces clients ne pourraient recevoir les livraisons d’une nuée d’agriculteurs». Antoine Pulcini, le fondateur, répond au besoin des consommateurs pour les produits frais et locaux, «avec une traçabilité, des labels, une certification bio ou HVE, une qualité. Le vrai sujet, c’est choisir ce que l’on mange !»
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