Michel Serres, fils de paysan et magicien des mots
À 88 ans, Michel Serres vient de nous quitter. Philosophe, académicien, linguiste, historien des sciences, il revendiquait sa condition de fils de paysan. Conférencier d’un soir à Lyon en 2011 à l’invitation du Crédit agricole, il avait raconté avec sa faconde gasconne la vie des mots qui se confond avec celle des hommes.

Michel Serres était un amoureux de la langue française et un magicien des mots. Lorsqu’il en prenait un, il le triturait, l’explorait, le pressait, le décortiquait, le disséquait. Si bien qu’il en faisait jaillir d’autres, tous de sang-mêlé et souvent liés par la même racine latine. C’était un moment rare et heureux que d’écouter ce fils de paysan, comme il aimait à se définir. Il avait sillonné le monde, enseigné à la Sorbonne et aux États-Unis, sans jamais vraiment quitter les bords de sa Garonne natale sur laquelle naviguait son père «pêcheur de sable».
Ce soir-là, il disserta avec tant d’aisance, de références et d’arguments littéraires, philosophiques, historiques, linguistiques qu’il passionna une assemblée charmée par tant de savoir accumulé et de facilité oratoire.
Chercher la vérité des mots
Michel Serres aimait trouver aux mots leur sens originel car, disait-il, «c’est dans leur antériorité qu’ils révèlent leur vérité». Voyons, prenez le mot pays. Il vient du latin pagus qui désignait dans l’antiquité gallo-romaine une division territoriale équivalente à nos cantons contemporains. Le pagus, c’était le territoire du paysan et son environnement constituait son paysage, le visage du pays, dont Michel Serres disait qu’il «est composé de lopins travaillés qui s’articulent à la façon d’un manteau d’Arlequin». Mais ce mot pagus donne aussi le mot païens car les villes ont été plus vite converties au christianisme naissant que les populations des profondeurs rurales. Des mots pays et paysans coulent, «comme d’une source, les conduites humaines : le travail, le droit, le contrat, le commerce, la paix, la page d’un cahier sur laquelle on écrit comme le paysan trace le sillon sur son champ... Et si les cultures étaient nées dans les campagnes plus que dans les villes ?», interrogeait Michel Serre.
«Un pays qui perd sa langue perd sa capacité d’inventer…»
Ce soir-là, l’académicien devait répondre à cette question : «Comment habitons-nous le monde ?». À son habitude, Michel Serres aborda le sujet selon une approche intellectuelle qui prend tout le monde à contre-pied. On s’attend à l’entendre nous parler des défis démographiques ou du partage des richesses d’une planète bientôt peuplée de neuf milliards d’individus ou encore d’analyser les risques que font courir au monde les dangereux déplacements de populations que provoquent les guerres et la misère. Mais non, Michel Serres ne s’aventure pas sur ces sentiers déjà battus par tant d’autres. Il coupe à travers champ et aborde la question sous l’angle lexical.
Il s’en prend au mot lieux car, habiter le monde, c’est d’abord habiter quelque part. Il trouvait au mot lieu ses origines latines : locus qui signifie «partie délimitée de l’espace». Mais pour lui c’était encore insuffisant, trop superficiel. Il creusait le mot pour lui trouver des racines communes avec «matrice et utérus». Des racines communes avec le ventre de la femme !
«C’est le lieu que nous avons tous quitté et que nous cherchons inconsciemment à habiter pour nous abriter et nous protéger», suggérait Michel Serres. Lorsque nous rentrons chez nous, dans notre maison, c’est comme si nous revenions dans la quiétude et la chaleur du sein de la mère ! L’académicien amoureux des mots, de la paix et de la connaissance s’emportait de voir s’abîmer notre langue. «Aujourd’hui, sur les murs de Paris s’étalent plus de mots anglophones que de mots Allemands pendant l’occupation !». Il s’en prenait aux publicitaires - peut-être aussi, sans les citer, aux journalistes et aux politiques - qui malmènent la langue française et lui préfèrent un sabir anglo-saxon dont même les Anglais s’offusquent tant leur langue est estropiée.
Pourtant, affirmait Michel Serres, «la créativité et l’invention ne peuvent se concevoir que dans sa propre langue. Un pays qui perd sa langue perd sa capacité d’invention». Autant dire qu’il tourne le dos à son avenir !
«Nous vivons la fin des paysans !»
En 2009, dans un de ses livres, Temps des cerises, aux éditions Le pommier, Michel Serres traitait des principaux basculements du monde révélés par la crise financière de 2008 et consacrait un chapitre à l’agriculture. Selon l’académicien, au XXe siècle, «l’humanité occidentale quitta donc, ici au moins, la terre». Cet événement est «une rupture […] et on peut dire qu’au XXe siècle et spécialement dans les années 1960-1970, le néolithique se termine. […] Une ère qui débuta voilà 10 000 ans !». Parallèlement, «la proportion d’humains vivant dans des villes passe de 3 % en 1800 à 14 % en 1900 et à plus de la moitié en 2000. Cette proportion avoisinera en 2030, selon les démographes, les 70 à 75 % !».
Durant le dernier siècle, les paysans ont rejoint les villes, les usines et les administrations qui s’y développaient. Aujourd’hui, les villes ressemblent à des «mégalopoles gigantesques». Leurs habitants les moins favorisés, chassés des centres-villes par les prix de l’immobilier retournent loger à la campagne. Ils contribuent à l’urbanisation et à l’artificialisation des terres agricoles devenues rares et passent chaque jour des heures dans les transports pour revenir en ville où ils travaillent. «Une majorité d’humains déterritorialisée qui n’a jamais vu poussin ni paille, joug ni soc. Ni vache, ni cochon, ni couvée ni entendu dinde ni canard […] et ne regarde plus le ciel pour deviner le temps mais les cartes de la météo à la télévision». «Qui pense au monde rural désormais ?», interrogeait déjà Michel Serres en 2011 «sinon pour croire à la bonté de la nature et à la mansuétude des tigres».
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