L'Oise Agricole 23 avril 2020 a 09h00 | Par Dominique Lapeyre-Cavé, Dorian Alinaghi

La crise sanitaire perturbe les marchés de la viande et du lait

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la crise sanitaire actuelle n’a pas modifié, voire a accentué, les rapports de force qui existaient au sein des filières : producteurs et grande distribution se renvoient la balle sur les baisses/hausses de prix et de consommation.

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Étienne Beaudoin fabrique moins de fromages.
Étienne Beaudoin fabrique moins de fromages. - © Agence de presse

La FNB (Fédération nationale bovine) l’annonce tout de go : elle dénonce «l’attitude irresponsable des acteurs de l’aval de sa filière». D’après le syndicat, l’interprofession Interbev a constaté, lors d’une réunion le 14 avril, que «les signaux de marché sont au vert. Les grandes surfaces et les boucheries réalisent même d’excellents chiffres de ventes», ajoute la FNB. Pourtant, les producteurs voient les prix de leurs bêtes diminuer.

Pourtant, localement, Christophe Debruyne, directeur d’Elvea, constate une baisse des ventes de 50 % auprès des magasins Intermarché. Il y a certains magasins où les commandes sont plus importantes et d’autres moins. «Au lieu de faire 11 bêtes en moyenne par semaine avant le confinement, aujourd’hui, on est descendu à 6. Pour les autres enseignes comme Leclerc et Carrefour, la baisse tourne autour de 60 %. Cependant, là où j’étais confiant, c’est avec Lidl. On est passé de 23 bêtes à 19, la baisse est donc minime notamment grâce au système de libre-service. Je recommande à mes éleveurs beaucoup de patience.»

La baisse s’explique par beaucoup de facteurs. Entre autres, celui de la consommation instable. Dès la première semaine de confinement, les personnes n’allaient plus dans le rayon traditionnel de boucherie. Ils n’achetaient que des produits de première nécessité et de longue durée. Au bout de 10 jours, la consommation a commencé à changer : rassurés sur l’absence de pénurie et agacés par la durée du confinement, les clients se sont rués vers le rayon traditionnel, mais pour acheter des saucisses et des merguez afin de sortir leur barbecue avec une méto favorable. Mais aussi, les produits tels que des steaks hachés ont été dévalisés, au point d’être en rupture de stock.

Christophe Debruyne tempère : «Aujourd’hui, on annonce une augmentation de 14 % de consommation de viande rouge, mais pas pour tous les morceaux. Les steaks hachés ont fait presque 35 % d’augmentation alors que d’autres chutent jusqu’à moins 10 %. Il ne faut pas jeter la pierre aux magasins. On constate que les prix du marché chutent de 5 à 10 centimes toutes races confondues et dans les catégories très ordinaires, cela peut aller jusqu’à 30 centimes.»

Chez Elvea, le choix a été fait de réorienter pour le moment la filière qui propose du libre-service au lieu du traditionnel, en étiquetant les barquettes pour rassurer le consommateur sur la provenance locale de la viande. «Dans les tous cas, on navigue à l’aveugle, que ce soit du côté des éleveurs ou des enseignes», conclut le directeur d’Elvea.

De son côté, Alice Avisse, présidente de la section viande bovine FDSEA de l’Oise, l’affirme : «Aujourd’hui, rien ne dit pourquoi les prix baissent ! La consommation se maintient, les chiffres d’affaire en GMS et en boucherie se tiennent particulièrement bien, donc cela signifie qu’il y a de la vente et de la consommation. Les exports de broutards vers l’Italie continuent. Par rapport aux chiffres de la BDNI (base de données nationale d’identification), on constate qu’il n’y a pas énormément de stock d’animaux, juste un petit peu plus que la moyenne.»

Pour essayer de mettre fin à cet engrenage, dans la mesure du possible, la FNB appelle à faire retenir les animaux en ferme pour obtenir l’instauration d’un prix minimum. L’éleveuse approuve cette demande : «On est déjà en dessous du prix de revient calculé par l’interprofession. En vache, le prix de revient est calculé à 4,89 €. En semaine 15, on est à 3,81€ en prix entrée abattoir. Au final, l’éleveur reçoit moins de 3,50 € du kilo.»

Malgré le discours du Président Macron de mettre la souveraineté alimentaire au cœur des objectifs, elle a l’impression que ce n’est pas la direction prise. La décapitalisation entamée depuis deux ans risque de continuer.

Pas mieux en ovins

Le paradoxe existe aussi entre l’offre de viande d’agneau, en hausse en cette période pascale, et les étals vides des GMS. Les supermarchés utilisent la bonne image de l’élevage français pour attirer les clients, mais ne veulent pas payer le juste prix. «On nous propose de 30 centimes à un euro du kilo en moins», s’insurge Willy Balderacchi, éleveur à Caisnes. Résultat : les seuls morceaux disponibles en grandes surfaces sont proposés au rayon boucherie à la coupe à des prix plus élevés.

Par contre, les bouchers traditionnels semblent avoir joué le jeu en vendant de l’agneau français et en le payant au juste prix. Willy Balderacchi craint également la sortie de bergerie des agneaux du Sud de la France qui trouvent habituellement leurs débouchés à l’export et qui risquent de venir encombrer le marché intérieur. Et puis le ramadan confiné, c’est-à-dire sans repas festif de rupture de jeûne tous les jours, ne va pas pousser à la consommation. «Il ne faudrait pas oublier les éleveurs dans les aides à la filière», plaide l’éleveur.

Et en lait ?

Étienne Beaudoin, du Gaec de la Chapelle Saint-Jean, à Grémévillers, évoque la baisse de ses ventes de fromages, lesquels sont élaborés chaque année avec 600.000 litres de lait produits sur l’exploitation et occupent six salariés à la fromagerie. «Nos principaux débouchés sont les restaurants et les cantines scolaires et leur fermeture est un réel coup dur pour nous. Nous avons divisé par quatre la production de fromages et, de ce fait, nous livrons plus de lait qu’habituellement à notre laiterie, alors que celle-ci demande plutôt à ses producteurs de baisser de 5 % leurs livraisons !», constate l’éleveur laitier. Si on ajoute la fermeture de nombreux marchés, dans lesquels des revendeurs commercialisaient une partie de la production de la ferme, les ventes sont en berne.

Quatre salariés de la fromagerie ont été mis en chômage partiel et les exploitants tentent de privilégier les autres circuits de distribution : vente à la ferme, distributeur, livraisons locales.

Les éleveurs de Grémévillers restent malgré confiants : «cela fait 25 ans que nous transformons notre lait en fromages et notre réseau de distributeurs est solide car nous avons des habitudes de travail avec nos clients bien ancrées. Nous pensons que tout se remettra en place à la fin de la crise, même si nous sommes inquiets pour l’avenir de certains.»

En tout cas, depuis une semaine, un frémissement à la hausse se fait sentir. Mais durera-t-il ? «Comme nos fromages sont affinés pendant deux mois, nous nous posons la question de savoir si nous devons fabriquer des fromages pour les vendre cet été. C’est un pari sur l’avenir et il y est difficile d’y répondre», concède Étienne Beaudoin.

Exploitation bien différente que celle de Karine Lemaire, à Saint-Martin-Longueau. Toute la production est livrée à Sodiaal et la coopérative incite ses adhérents à baisser leur production. Une compensation financière est prévue et proposée par courrier : 320 €/1.000 l pour une production en baisse de 5 % par rapport à la même période 2019 . «Cette compensation a été négociée au niveau de l’interprofession et, personnellement, je vais essayer de m’inscrire dans la démarche. Comme je suis en système mixte, je vais baisser les concentrés de production, donc mes charges. Mais je reconnais que c’est difficilement réalisable pour des systèmes laitiers tout herbe.»

Ce dispositif d’aide à la réduction de production est financé sur les réserves propres du Cniel (interprofession laitière) à hauteur de 10 millions d’euros. Pour un producteur, les volumes collectés d’avril 2020 seront comparés à ceux d’avril 2019. S’il peut accéder à l’aide, il touchera un montant équivalent à la différence entre les volumes collectés en avril 2019 et avril 2020, multiplié par l’aide de 320 €/1.000 litres (ou 0,32 €/litre).

Toujours est-il que les éleveurs, en bovins viande et en lait ou en ovins, ont l’impression que se joue sur leur dos une guerre des prix et des marges avec des intervenants qui profitent de la situation sanitaire pour tirer leurs marrons du feu. Les EGA semblent bien loin.

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